LETTRE À BORIS
par Jacques Prévert
Modérateur Amovible du Corps des Satrapes
PARIS, 24-26 palotin 87
Vendremanche, 13-15 mai 1960
Mon cher Boris,
Que deviens-tu ? La dernière fois que je t'ai vu, en voisin, Cité Véron, c'était devant le cerisier et nous parlions de lui très affectueusement, c'est si rare aujourd'hui, les cerises à Paris.
Un peu plus tard, en plein soleil, à Antibes où tu devais venir avec des amis retrouver d'autres amis, une voix soudain a dit :
« Nous apprenons la mort »
C'était une voix de la Radio-Télévision française. Elle ne simulait pas l'émotion, cette voix, c'était fort louable et s'efforçait de même ne pas paraître tout à fait indifférente. C'était le bon ton de la plus parfaite radio-objectivité. Pourtant, elle ne pouvait taire tout à fait une bien légitime jubilation professionnelle en apprenant à ses chers auditeurs que précisément, pour ne pas dire opportunément, tu étais mort en visionnant un film tiré d'un livre intitulé, comme ça se trouve : « J'irai cracher sur vos tombes ». Et la voix, après avoir rendu subrepticement hommage à la justice immanente, redevint primesautière, permanente, ondulatoire et bien de chez elle, en annonçant
et maintenant passons à quelque chose de plus gai !
Il apprenait ta mort Boris. Et que savait-il de ta vie et de ton savoir-vivre, et de la sienne de vie ! C'est ce qu'on se disait tantôt, le cerisier et moi, Cité Véron, à deux pas de l'Arizona, comme on parlait affectueusement de toi.
En haut, sur la terrasse, ta fille jouait avec la mienne, et Ergé et le Schmürz faisaient aussi bon manège. Il faisait beau. Pourtant la veille, le petit chat noir avait dévoré le trèfle à quatre feuilles, ainsi les supporters du bonheur ont aussi leurs petits ennuis. Les autres de même et l'angoisse du végétarien devant la Sainte Table n'a toujours d'égale que celle de la plante végétarienne qui crève et grève de faim devant la plante Carnivore.
Il faisait beau et nous faisions de même dans la mesure du possible.
De la cabine des projectionnistes du Moulin Rouge à images, sans coquillage à l'oreille, on entendait le bruit de la mer et en même temps le strident et réconfortant tintamarre des torpilles du grand film « Coulez le Bismarck », en attendant les édifiants échos du Dialogue des Carmélites.
Si Dieu veut bien entendu, que cet autre chef-d'uvre passe aussi par ici.
A part cela rien de bien nouveau, sabrées, goupillonnées, enlevées, bellico, pacifico, presto, les Actualités, nocléo-tricolères et proliféro-pétrolifères suivent leur cours.
On joue toujours Hémoglobine à la Tragédie française et, mais ceci te fera plaisir, à la Foire du Trône la noce de l'Écume des Jours poursuit son voyage dans le Train-Fantôme qui a maintenant deux étages.
Je t'embrasse, mon cher Boris, et à bientôt ou tard.
Ton ami
JACQUES PRÉVERT
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