Il serait ridicule (et malhonnête) de prétendre enfermer Boris Vian dans une chronologie plus ou moins sèche, ou dans une bibliographie trompeuse. Boris Vian était un être si divers que ceux qui l'ont connu n'ont souvent aperçu qu'une des multiples facettes de son « génie », — au sens le plus strict, car il était ingénieur.
Chante-t-il ? On vous rappelle que c'est aussi un écrivain, sans doute le plus pur de sa génération. Mais il était encore traducteur, acteur, chroniqueur, critique musical et jouait de la trompinette bonbon. Et son théâtre ? Boris Vian a écrit quelques-unes des plus belles pièces de ces vingt dernières années. A vrai dire il était inventeur et n'exigeait que d'être le premier en tout : n'a-t-il pas, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, créé en France un genre nouveau, le roman policier noir ? Il se disait aussi savanturier, mais il était particulièrement fier d'avoir été nommé Satrape Insigne du Collège de Pataphysique par cette docte assemblée, grâce aux offices amicaux d'Henri Robillot.
Pataphysicien, — Boris Vian en était sans doute l'expression la plus juste et, par là même, la plus contradictoire. Peu de temps avant de disparaître, il déclarait au cours d'une émission radiophonique :
« Pour vous donner un détail personnel, je suis venu à la Pataphysique vers l'âge de huit ou neuf ans en lisant une pièce de Fiers et Caillavet qui s'appelle " La Belle Aventure ", c'est vraiment le dernier endroit où l'on peut s'attendre à en trouver quand on n 'est pas pataphysicien ; mais elle contenait notamment cette réplique, qui était à la création dans la bouche de Victor Boucher et que je vous donne pour conclure ce petit entretien préalable ; je crois qu'elle peut initier tout le monde très aisément et très rapidement à la Pataphysique, c'est la suivante : " Je m'applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas " ». [Écouter ce morceau WMA.]
Rien ne nous interdit donc de croire que ses parents obéissaient aux mêmes principes en le prénommant « Boris » au jour de sa naissance, le 10 mars 1920, à Ville d'Avray (Seine-et-Oise). Boris est le deuxième de quatre enfants. Il obtient son premier bac à 15 ans, son deuxième à 17 ans, il se passionne pour le jazz, il apprend à 18 ans à jouer de la trompette qu'il abandonne à 19 ans, car son cur lui crée déjà quelques petits ennuis : Boris Vian aura toujours trop de cur. Il entre à l'École Centrale et en ressort ingénieur E.C.P. Et voilà 1940. Il reprend la trompette guerrière pour réagir à sa manière contre la prohibition de la musique noire américaine. Il se marie en 1941 avec Michèle Léglise ; son fils Patrick naît en 1942. Boris Vian entre à titre d'ingénieur à l'AFNOR, Association Française de Normalisation. Il lui en restera toujours quelque chose, puisqu'il proposera un jour de normaliser les insultes ; mais la « Norme Vian » n'a pas encore été adoptée.
En 1943, Boris Vian écrit ses premiers romans : Trouble dans les Andains, court roman qui restera inédit, puis Vercoquin et le Plancton, qui ne paraîtra qu'en 1947, intriguera et troublera par son humour insolite, mais n'a jamais été réédité depuis. Il joue de la trompette dans les caves de Saint-Germain-des-Prés dont il devient rapidement une des figures les plus marquantes, aux côtés de Sartre, Camus, Prévert, Queneau. On discute à perte de vue. C'est la grande époque des sous-sols et des jardins gobe-avions. Mais il doit à nouveau, en 46, abandonner la trompinette.
Tandis qu'il publie une traduction de Richard Wright, qu'il commence une longue collaboration à la revue « Jazz-Hot » dont il tiendra la revue de presse jusqu'en 1958, qu'il apparaît dans « La Rue » aujourd'hui malheureusement défunte, qu'il tient une renversante « Chronique du Menteur » dans « Les Temps Modernes », bousculant les nouveaux comme les anciens poncifs, — c'est alors qu'il fait naître Vernon Sullivan, nègre blanc, en publiant un roman trop violent pour cette époque mais dont on se demande bien aujourd'hui comment le Cartel d'Action Morale et Sociale s'y prendrait pour le faire interdire. Le scandale est à son comble. Sans doute lui reproche-t-on surtout les 500 000 exemplaires vendus ? En 1950, l'éditeur et le « traducteur » seront condamnés à 100 000 francs d'amende et Boris Vian remettra les choses à leur place dans un article intitulé : « Je suis un obsédé sexuel ».
1947. Sa fille Carole vient de naître. Vercoquin et le Plancton paraît dans la collection « La plume au vent » que Raymond Queneau dirige chez Gallimard. La même année paraissent L'Écume des Jours et L'Automne à Pékin. Boris Vian est devenu un de nos romanciers les plus originaux. Les Fourmis (nouvelles) paraîtront bientôt, en 1949, L'Herbe Rouge en 1950, L'Arrache-Cur en 1953. On ne saura jamais pourquoi la critique oublia Boris Vian pour des tâches qui ne semblent pas, à la réflexion, moins futiles.
Sans doute lui était-il interdit provisoirement de pousser plus loin sa quête, car l'année 1953 est une des plus importantes de sa vie. Il vient habiter Cité Véron avec sa seconde femme, Ursula Kübler, et le Collège de Pataphysique l'appelle à remplir les charges de Satrape.
Entre temps, en 1950, la troupe d'André Reybaz venait de présenter L'Equarrissage pour tous au Théâtre des Noctambules. Il écrira plus tard Les Bâtisseurs d'Empire qui seront montés peu de temps après sa mort, en 1959, au théâtre Récamier. Son opéra, Le Chevalier de neige avait été joué à Nancy en 1957, et sa dernière pièce, Le Goûter des Généraux ne saurait aujourd'hui tarder à nous être présentée dans un pays qui chérit tant la liberté d'expression.
Mais voici qu'en 1955, Boris Vian se lance dans le tour de chant aux « Trois Baudets » et à la « Fontaine des Quatre Saisons ». En 1956, il entre chez Philips. En 1957, il est directeur artistique des disques Fontana (et les textes qu'il écrit pour les pochettes de disques, signés Jack K. Netty, Gédéon Molle, Eugène Minoux, Schmürz ou Anna Tof de Raspail, puisque Fontana a son siège boulevard Raspail, doivent parfois étrangement émouvoir les amateurs de variétés ). En 1958, il publie En Avant la Zizique et ne s'y montre pas tendre envers les marchands de soupe. Il écrit, durant ce laps, plus de 400 chansons : allez-y voir. Il écrit surtout une chanson dont les paroles ont pour don de chatouiller les oreilles chastes par profession : Le Déserteur. En pleine « guerre » d'Algérie (on n'avait pas encore le droit de l'appeler une guerre sans guillemets), on ne pouvait écrire de chanson plus actuelle, plus jeune et plus honnête. Boris Vian s'étonne le premier de l'effet produit par sa chanson sur les directeurs de casinos de province : « On reproche à ma chanson d'être anti-militariste. Je n'en sais rien et d'ailleurs je ne le crois pas. Je ne sais qu'une chose, c'est qu'elle est violemment procivile ».
Que Boris Vian ait vécu dans l'instant, pleinement, sincèrement, sans concession, qu'il ait conduit son cur comme il menait ses voitures (« Ou bien la machine tient, ou bien elle lâche ; si elle lâche, c'est qu'elle ne vaut rien ») et que déjà, cinq ans à peine après qu'il nous ait quitté, le 23 juin 1959, à 39 ans, ses livres et ses disques trouvent enfin des lecteurs et des auditeurs, ce n'est sans doute pas parce que ceux qui l'avaient dédaigné le redécouvrent aujourd'hui. L'explication en est plus simple : Boris Vian était jeune, il sera toujours jeune et il a rencontré aujourd'hui chez les jeunes l'immense public dont les silences et les craintes de la critique l'avaient jusqu'à présent séparé.