1. QUELQUES FAITS HISTORIQUES
Durant le terrible hiver de 1837, on entendit à plusieurs reprises, dans une maison inoccupée de la rue du Petit-Plouc, au numéro cinq, des bruits tels que la Commission Paritaire des Beaux-Arts décida incontinent de classer l'immeuble comme hanté. Ce qui fut fait. Les bruits ne disparaissant pas pour autant, le propriétaire, un vétéran de 1812, convia, par une belle matinée de juillet, quatre ouvriers, munis de pelles et de pics, à sonder les murs et la cave afin de mettre un terme aux racontars fâcheux qui traînaient ça et là.
2. LE MYSTÈRE DÉVOILÉ
Et l'on fit de bien curieuses découvertes.
D'abord, on s'aperçut que dans la maison vivait une famille absolument inoffensive qui se nourrissait des produits de la vente de menus articles de bimbeloterie, tels que Tour Eiffel en bois (la vraie n'était pas encore inventée, et ces bonnes gens ne pouvaient imaginer qu'elle serait en métal), vues aériennes de l'Arc de Triomphe prises d'une montgolfière équipée d'un bureau de dessin, etc., etc
Le clou de l'assortiment était une reproduction en carton, grandeur nature, de la Chambre des députés, qui tenait tout juste dans le jardin.
Le responsable de tout cela ? Un robuste vieillard aux cheveux blancs, à la barbe de même, vêtu de rouge et que l'on nommait, dans le voisinage, le Père Noël.
3. ÉLÉMENTS DE GÉNÉALOGIE
Le Père Noël avait déjà sept enfants dont l'un courait sur ses soixante-quatre ans, équipé à cet effet d'une selle à troussequin élevé et d'une paire d'étriers sur le volet. C'est cet enfant qui nous intéressera plus particulièrement. Vingt ans plus tard, en 1857, il épousait une demoiselle Aurélie Lamouillette dont il avait immédiatement sept enfants à son tour. L'aîné, né en 1858, fut baptisé Fils Noël pour le distinguer de son grand-père, auquel il ressemblait beaucoup, et aussi de son père qui se prénommait Charles. Fils Noël, en 1878, voulut entrer dans un couvent ; il en ressortit dix minutes après, les Pères ayant refusé de s'intéresser aux objets de piété dont il faisait le trafic. En 1879, faisant d'une pierre deux coups après avoir changé son fusil d'épaule, il inventa le pare-clous avant même que l'on utilise le pneumatique (admirable intuition, et se maria, sans flafla, avec la jeune vicomtesse Urémie de Beauthorax, fille de famille noble et d'une fort grande beauté. Fils Noël et Urémie de Beauthorax mirent au monde onze rejetons, tous mâles, sauf un qui resta toute sa vie dans l'incertitude. Le troisième (j'abrège, la place m'étant mesurée), le bel Ouen Noël, atteignit sa majorité en 1905, mais elle lui échappa aussitôt pour passer à son frère cadet. Ouen épousa, en 1910, une jeune grecque isolée à Paris par les inondations, Artémis Callipyge, au visage aussi classique que son nom.
D'Ouen et Artémis naquirent neuf filles toutes fort belles qui épousèrent neuf artilleurs jumeaux. La branche mâle allait-elle s'éteindre ? Non, car à la suite d'un pèlerinage en Bretagne, où se trouve un vieux saint spécialisé dans ce genre de miracles, Artémis, à quarante-trois ans, donna le jour à la petite Magali.
4. LE PRODUIT FINAL
Physiquement, elle tient ferme de ses ancêtres les Beauthorax et elle a hérité, en outre, de la branche Callipyge tous les signes extérieurs utiles. Du vieux Noël, elle a gardé un goût traditionnel pour l'ouvrage bien faite, et une énergie difficile à contrôler. Personne, au reste, ne songe un instant à essayer. On arrive, en lui faisant enregistrer douze ou quinze rocks d'affilée, à la fatiguer quelques instants, mais on peut recommencer une heure plus tard, il n'y paraît plus. Même en lui imposant un débit de cent mots à la seconde, on reste bien en-deçà de sa capacité énergétique.
5. LE PROGRAMME DES RÉJOUISSANCES
Pour essayer de canaliser son impétuosité naturelle, on a entouré Magali Noël de diverses formations choisies parmi les plus résistantes. Celle d'Alix Combelle, qui mérite le titre de jazzman numéro un de France, a gravé deux joyeuses ritournelles. Pierre Gossez, avec son saxo ténor déchaîne toute la puissance de sa virile sonorité dans des arrangements de Joss Baselli; ce dernier prouve ainsi qu'il sait faire danser aussi bien qu'il sait accompagner, et ce n'est pas un menu compliment. Enfin, le prestidigitateur musical Michel Legrand donne deux versions très remuantes des succès mondiaux que sont « Rock around the clock » et « Riff and rock ». Voici donc, sous son habillage dernier cri, cette marchandise depuis longtemps appréciée des connaisseurs qu'est le rock and roll, dérivé du bon vieux blues des familles
Écoutez se déchaîner les rockmen français, alternant avec ce qui s'est fait de plus sexy depuis Ève, Magali Noël.
Jack K. NETTY (traduit du broutzing par Boris VIAN)
Commentaire de Jacques CANETTI (le vrai) :
Boris a francisé les tout premiers rocks. Il avait même écrit les premiers rocks français. Il en faisait quelquefois la musique, mais la plupart du temps, celle-ci était de Michel Legrand ou de Henri Salvador. Il a probablement retardé l'expansion du rock en France, car il n'y voyait qu'une sorte de gymnastique, de prétexte à jeux de mots extrêmement savants que Boris avait combinés pour présenter ses rocks
A mon avis, cela a retardé le rock. Je me sens très coupable d'ailleurs, mais je m'amusais tellement que je n'ai jamais changé de tactique. Si vous prenez le premier disque de Magali Noël, il aurait dû être un best-seller absolu : la musique, les paroles étaient très bien faites et Magali a le tempérament idéal pour chanter cela. En plus, le disque était vendu par Philips avec une certaine mauvaise conscience. Ils avaient un peu peur d'avoir des ennuis avec la justice car les paroles étaient érotiques : pourtant, « Fais-moi mal Johnny », cela aurait dû être un tube
et de Jean-Claude HEMMERLIN :
ROCK'N' ROLL
Drame de l'incompréhension (?) en deux actes
Ier Acte (de naissance) : En 1956, à New York, Michel Legrand a la fièvre. Il vient de choper un virus encore inconnu dans notre douce France : le rock'n' roll (déjà de nombreuses victimes dans les cours de danse américains). De retour à Paris, il espère bien contaminer Boris Vian. Déception : immunisé par le jazz, sa passion, celui-ci déclare le rock juste bon à exciter des teen-agers frustrés
bref, pour lui, mieux vaut en rire
Joignant le geste à la parole, notre Boris accouche alors de quelques chansons rock burlesques vite et chaudement habillées à la dernière mode musicale par Michel Legrand, le roi du prêt à rythmer. Né sous le signe (humiliant) de la parodie, le rock français voyait son premier cri enregistré par un certain
Henry Cording
Non, là vraiment c'était trop (sanglots étouffés) !!
IIe Acte (sexuel) : Avec Magali Noël, femme s'il en fut, et la complicité harmonique d'Alain Goraguer, Vian exploite ensuite une composante, selon lui, essentielle du rock : le sexe. Et en avant les fantasmes !!! Cette coloration érotique de la chanson parut, dans l'ambiance plutôt buf mironton de la IVe République, quelque peu osée (elle était surtout prématurée). De plus, l'épouse du chef de l'État allait bientôt ruiner tous les efforts de nos hardis pionniers par une révélation à la T.S.F. : Primo, Magali Noël, c'est scandaleux. Secundo, Henry Cording, et j'ai l'ouïe fine, croyez-moi
(sa taille, par contre
)
c'est
le nom foudroya les auditeurs de Berck Plage à Banyuls-sur-Mer : C'est
Henri SALVADOR !